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La spéculation invisible

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Imaginez que des parents financent les études de leurs enfants, en fermant les yeux, sans se soucier d’orientation, de réussite et de projet personnel. Si de tels parents ont à assumer l’intégralité du coût des études de leur progéniture, alors il arrivera un moment où ils demanderont des comptes. Ce n’est pas qu’ils soient économistes de formation, mais c’est dans la nature des relations humaines : si mon enfant me réclame tous les jours de l’argent de poche, je veux en connaitre son utilisation. S’il veut être libre d’affecter l’argent aux usages qu’il désire, alors il devra gagner lui-même son propre argent. Tel est le prix de la liberté : il faut donner en contrepartie du temps à la collectivité. C’est le sens du travail : la vraie solidarité.

En France où l’on pose par principe que l’éducation constitue un service public, les parents ne prennent plus en charge l’intégralité du coût des études, même s’ils le font indirectement en tant que contribuable. Mais le contribuable n’a ni la même liberté ni la même responsabilité que le parent. Et plus il assume par la force des choses le rôle de contribuable, plus il se désengage de son rôle (irremplaçable) de parent. Or plus l’implication financière des parents (ou des étudiants) se réduit au fur et à mesure que grandit la sphère de la prise en charge publique, et plus le sens de la responsabilité est émoussé, entrainant une spéculation collective digne du pari pascalien.

Car, il y a la spéculation que l’on voit et que l’on s’empresse de dénoncer à chaque secousse boursière, et il y a la spéculation invisible que l’on ne contrôle plus mais qui engloutit pourtant notre argent à tous puisqu’il s’agit de l’argent public. Or n’oublions jamais que l’argent public n’est pas l’argent de l’Etat, mais l’argent que l’Etat nous a prélevé pour le gérer en notre nom afin de financer des biens et services publics qui ne sauraient être produits et gérés par les acteurs privés. Admettons qu’il existe des biens et services publics qui ne sauraient être produits et gérés par des acteurs privés, rien ne garantit pour autant que l’Etat soit rigoureux et compétent dans la gestion de tels biens, surtout s’il s’en accorde le monopole créant les conditions d’une absence totale de contre-pouvoir et d’obligation de résultats.

Chaque année, la France consacre un budget important aux étudiants sans aucune évaluation de son résultat, juste pour faire du quantitatif, faisant croire au passage à certains jeunes esprits qu’ils sont faits pour les études alors qu’ils sont tout bonnement égarés dans des filières de complaisance ou des formations sans débouchés. Je fais ce constat amer sans réjouissance aucune. Mais chaque année, je suis convoqué pour les examens de rattrapage. Je compose de nouveaux sujets et je viens surveiller les épreuves (ce qui constitue un temps précieux pris sur mon temps de chercheur). Et chaque année, j’observe que la moitié des étudiants (par rapport au nombre d’étudiants officiellement inscrits) que l’on cherche pourtant à repêcher, ne s’est pas dérangée.

Je suis sans arrêt à l’affût d’étudiants motivés et qui veulent s’en sortir, et je consacre à cet effet une grande partie de mon temps à la coopération académique à l’étranger, notamment dans les pays émergents (en Thaïlande, en Syrie, en Algérie, au Maroc ou aux Comores…) où je rencontre d’excellents étudiants [1]. Par respect pour ces étudiants étrangers, sérieux et motivés, il faut aussi dénoncer ceux qui utilisent l’inscription à l’université française pour obtenir une carte de séjour et contourner ainsi les lois sur l’immigration, la motivation pour les études étant plus que secondaire (puisque ces étudiants inscrits ne viennent pas en cours). A leurs yeux, la qualité et la générosité du modèle social exercent plus d’attraction que l’excellence annoncée de notre système d’enseignement supérieur. Un économiste ne saurait leur reprocher d’être rationnel. C’est à nous de changer un système qui envoie des incitations qui ne sont pas de nature à faire émerger les meilleurs éléments et les meilleurs comportements. Il faut donc sélectionner et cela s’applique aussi aux étudiants français, sans discrimination fondée sur l’ethnie, le sexe, la religion ou la couleur de la peau. Seules les qualités personnelles et individuelles, les compétences acquises et la motivation comptent (c’est cela la vision humaniste et positive de l’individualisme), et elles peuvent être partout.

C’est pourquoi je suis aussi sévère à propos de ces étudiants français, qui se disent inquiets pour leur emploi et les perspectives de carrière, mais qui évitent les filières de formation offrant des débouchés alors que les secteurs concernés par ces formations peinent à trouver du personnel qualifié français. Alors en effet, un critère de sélection fondé sur la race, l’origine ou la religion ne saurait être pertinent ni moralement acceptable. Il faut encourager les cerveaux d’où qu’ils viennent, mais aussi savoir refuser ceux qui n’ont pas le niveau requis pour entrer à l’université, d’où qu’ils viennent aussi. Il ne peut y avoir deux poids, deux mesures. C’est en cela que la sélection est juste et nécessaire, et il ne peut y avoir d’orientation efficace sans évaluation des compétences et des motivations. L’orientation efficace implique une sélection juste.

Encore faut-il vouloir changer les choses. Car l’administration universitaire est complice dans la mesure où la dotation budgétaire que reçoit chaque université – autrement dit la part du gâteau que constitue la manne publique – est fonction du nombre d’inscriptions. Voilà comment on déchaîne un processus qui déclenche un dérapage de la dépense publique sans aucune garantie de résultats en termes d’orientations et de compétences acquises dans une spirale inflationniste que plus personne ne contrôle dans la mesure où un système de gestion collective centralisée efface le principe même de responsabilité. Dans le même temps, alors que notre pays ne se sort pas du problème lancinant du chômage, qui constitue un véritable cancer pour notre société, les entreprises installées en France sont obligées de faire appel à la main-d’œuvre étrangère dans un nombre croissant de secteurs (santé, hôtellerie et tourisme, bâtiment, banque…) et pour des postes qualifiés, à défaut de trouver les compétences (ou les motivations) requises chez nous.

Si l’on est donc en droit de reprocher aux banques de prendre des risques inconsidérés en prêtant à des ménages insolvables, on doit de la même manière épingler les comportements similaires en matière de capital humain, surtout que ce dernier constitue notre capital le plus précieux [2]. La frontière entre l’investissement public et le pur gaspillage est bien fine. Au nom d’une conception erronée et caricaturale de la démocratisation de l’université, la collectivité se retrouve à financer des études d’individus qui n’en ont aucunement le profil, les capacités et les conditions intellectuelles requises.

La dépense publique est un investissement (publiquement rentable à terme) dans la mesure où elle sert à financer les études de ceux – d’où qu’ils viennent – qui auront les aptitudes et la volonté de réussir. Grâce à leurs compétences acquises à l’université, et valorisées sur le marché du travail, ils deviendront demain de futurs contribuables, ce qui est une façon de rembourser la dépense initiale et de rentabiliser l’effort de la collectivité. C’est aussi cela être solidaire : on rend à la collectivité (par les impôts) ce qu’elle vous a avancé (en dépenses d’éducation et de formation).

Mais pour que cela fonctionne, encore faut-il évaluer et orienter, en d’autres termes, sélectionner, ce qui n’interdit aucunement d’ouvrir le plus largement possible le panel de sélection. La sélection n’est pas anti-démocratique tandis que les plus modestes feront toujours les frais de la non-sélection [3].

Dans le cas contraire, la dépense publique sera réalisée en pure perte si elle ne génère pas un flux de revenus futurs, prenant le risque d’augmenter encore – et au-delà du supportable – la part de la population définitivement à la charge de la collectivité (de futurs chômeurs bardés de diplômes).

[1] Il faut dire que, dans la plupart de ces pays, le système d’enseignement supérieur est resté très sélectif, le plus souvent calqué sur le fonctionnement des universités américaines de sorte que les étudiants refusés dans leur propre pays cherchent à tenter leur chance en France où il y a moins de sélection.

[2] On leur reprochait jadis de ne prêter qu’aux riches… Mais effectivement, le métier de financier implique l’évaluation des projets d’investissement en vue de faire la sélection des projets les moins risqués, l’épargne étant une ressource rare alors que ses usages peuvent être nombreux. La finance organise donc l’orientation de l’épargne aux meilleures affectations possibles.

[3] La sélection s’impose même moralement dans le système public où le coût des études est pris en charge par l’Etat. En effet, je ne peux pas être libre d’étudier ce que je veux avec l’argent des autres : si je veux être entièrement libre dans le choix de mon orientation, alors je finance intégralement le coût de mes études. Il en est de même pour une entreprise. Si elle veut être totalement libre dans le choix de ses investissements, elle doit autofinancer ses projets. Si elle finance à crédit ou si elle ouvre son capital, elle devra rendre des comptes à sa banque pour obtenir un crédit ou à ses actionnaires pour continuer à bénéficier de l’accès au marché financier. Dans la mesure où l’on dépend des autres, on doit rendre des comptes aux autres.

Par Jean-Louis Caccomo

NDLR: Jean-Louis Caccomo est un économiste et écrivain français qui enseigne à l’Université de Marseille et l’Université de Perpignan. Ce texte que nous publions avec sa permission, discute des effets pervers de la gratuité universitaire en France, sujet plutôt pertinent ici au Québec. Nous lui souhaitons la bienvenue sur Contrepoids.

Philippe David


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